CHAPITRE XII
KAOD
Des deux façons de remplir l’existence, par le plein ou par le vide, j’ai choisi la deuxième. Car un plein appelle toujours un autre plein et jamais ne se satisfait de lui-même ; un plein empêche la lumière d’entrer, l’énergie de circuler, la Création de s’étendre.
L’homme est ainsi fait qu’il peut se dilater à l’infini pour accueillir de nouveaux pleins. L’homme s’agite et se bat pour la possession, le territoire, la richesse, le privilège, l’honneur, le sentiment amoureux, la certitude religieuse, tous ces pleins qui ne le remplissent pas.
[…]
Des deux façons d’envisager l’existence, l’accumulation ou le détachement, j’ai choisi la deuxième. Je n’en tire ni gloire ni vanité, car qui peut s’enorgueillir de ne rien posséder ? Je ne suis pas celui qui, le front haut, le torse bombé, montre à ses enfants les clôtures ou les murs délimitant les terres qu’il leur léguera à sa mort. Je ne suis pas celui qui se targue d’avoir bâti un empire aux frontières sans cesse élargies, d’avoir construit un palais plus haut que le ciel ; je ne suis pas non plus celui qu’on admire pour son œuvre impérissable, ses paroles empreintes de sagesse ou ses interventions miraculeuses.
Je ne suis pas la pierre sur laquelle on érige des églises.
Je suis en vérité celui qui n’est pas. Je suis la vie en perpétuel mouvement ; je suis la métamorphose incessante, et la naissance, et la mort, et la corruption, et le vent qui balaie la poussière.
Je suis celui qui n’a plus de je, l’œil grand ouvert du ciel, l’oreille exercée de la nuit, la porte de l’invisible.
Je ne suis pas.
Suis pas.
Pas.
Fragments des enseignements d’Ojker Nernion,
dit le premier maître sans importance,
fosses orientales du plateau central,
Ozane.
Une lumière brutale agressa les yeux de Seke, une chaleur torride lui lécha le visage, les mains et les pieds.
« J’aurais dû vous prévenir que les rayons de Nor sont brûlants en cette saison », dit Azel.
Il lui fallut un peu de temps pour distinguer les murs et les toits ocre de la cité resserrée sur les flancs de la colline de l’Archaod. Son accompagnatrice se tenait à ses côtés dans une attitude empreinte d’une admiration embarrassée. Elle avait toutes les apparences de la jeunesse, visage lisse, teint clair, taille mince, poitrine ferme sous le tissu gris et lâche de sa robe, et pourtant elle lui faisait l’effet d’une femme rongée par l’âge. Les ruelles et les places les plus proches étaient désertes, ainsi que les terrasses étagées et les balcons des habitations.
« Bizarre, il n’y a personne dans les rues, murmura Azel.
— Avec une fournaise pareille, rien d’étonnant à ce que les gens restent terrés dans la fraîcheur de leurs maisons, objecta Seke.
— Les créatomes nous préservent de la chaleur. Ils régulent notre température corporelle et, quand cela ne suffit pas, ils nous couvrent de tissus isolants. Même chose pendant la période des grands froids.
— Je me demande ce que vous deviendriez sans... »
Seke se tut. Des présences invisibles et menaçantes se déployaient dans le silence. La perception des sons des formes lui était revenue lors de sa renaissance. Il lui avait fallu renoncer à Löte et à ses désirs de paternité pour renouer avec sa nature d’enfant du Tout. Des sortes de dirigeables volaient dans l’or fondu du ciel, se posaient régulièrement sur les toits en terrasses ou sur les places, soulevaient de grandes nacelles où se devinaient les ombres immobiles de passagers.
« Les viules, le principal système de transport de Kaod, précisa Azel, prenant à tort l’immobilité de Seke pour de la curiosité. Les créatomes calculent en permanence les trajets en fonction des passagers, des vents et du trafic. Si nous restons un certain temps sur une aire de stationnement, une viule vient se poser. Il suffit ensuite de prononcer le nom du quartier où nous voulons être déposés pour que... »
Seke l’interrompit d’un geste péremptoire.
« Fichons le camp, lâcha-t-il.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous...
— Tout droit. Dans la ruelle d’en face. À mon signal. »
Azel aperçut au second plan les miroitements caractéristiques d’un écran leurre.
« Nous sommes...
— Maintenant ! »
Seke s’élança sur la place écrasée de lumière. La sensation le traversa de se jeter dans un four à haute température. Un air brûlant lui embrasa la gorge et les poumons, les pavés arrondis lui calcinèrent les plantes des pieds.
Un à un, les écrans leurres s’estompèrent et révélèrent des hommes vêtus d’uniformes clairs. Surgis des deux côtés du Vox, ils n’avaient pas eu le temps d’achever leurs manœuvres d’encerclement, de refermer le passage où s’était engouffré Seke. Des vociférations et des crépitements retentirent dans son dos. E fonça droit devant lui sans se retourner.
Des cliquetis retentirent. Ses poursuivants dégainaient ou déverrouillaient leurs armes. Il s’attendit à tout moment à recevoir une onde ou un projectile entre les omoplates. Il franchit en louvoyant les derniers mètres qui le séparaient de la ruelle. Il espéra que ses brusques changements de direction suffiraient à tromper les tireurs. Un rayon étincelant fila sur sa droite et alla percuter, au bout de sa course rectiligne, un mur de pierre sur lequel il abandonna une corolle noire. Une odeur de minéral fondu se répandit dans l’air incandescent.
Seke s’enfonça dans l’obscurité profonde de la ruelle et continua de courir au jugé. Ses épaules heurtèrent des façades et des colonnes. Il évita de ralentir, conscient d’être avantagé par l’étroitesse et la sinuosité du passage. Les bruits de pas et les cris de ses poursuivants se répercutaient entre les hauts murs. Il se demanda où était passée Azel. Restée sur la place inondée de lumière sans doute. Elle n’avait pas perçu le danger. Les griots n’étaient pas les bienvenus sur son monde, elle n’avait aucune raison de se sentir menacée.
Les yeux de Seke s’accoutumèrent à la pénombre. Des façades claires, des escaliers, des portes, des fenêtres et des colonnes défilèrent dans son champ de vision. Pavée de pierres polies, la ruelle plongeait presque en à-pic dans le cœur de la cité assoupi et zébré de traits étincelants.
Seke déboucha sur une petite place circulaire où stationnait une viule. Ses poumons et sa gorge desséchés l’élançaient. Même si les désagréments habituels de la renaissance s’étaient estompés, la fatigue voilait ses yeux et tétanisait ses muscles. La porte coulissante de la viule était sur le point de se refermer. Il prit sa décision en se disant qu’il se fourvoyait peut-être dans un piège, résista à la tentation de se retourner, accéléra l’allure, franchit d’un bond le marchepied et se rua à l’intérieur de la nacelle. Le panneau coulissant s’immobilisa, bloqué par un invisible obstacle. Les silhouettes claires des poursuivants se déployèrent à leur tour sur la petite place. Seke crut qu’ils avaient commandé à distance l’enrayement de la porte, mais, aussi soudainement qu’elle s’était arrêtée, elle se remit en mouvement et finit de se refermer dans un bourdonnement étouffé.
Des frémissements parcoururent la viule, qui ne décolla pas.
Seul dans le compartiment, Seke chercha des yeux un bouton, une manette qui ressemblât à un signal de départ. Il suffirait aux premiers poursuivants, sur le point d’opérer la jonction, de fracasser les vitres avec les crosses ou les canons de leurs armes pour s’introduire dans la nacelle. Du matériau des cloisons, des sièges et du plancher, semblable à du bois verni, se dégageait une puissante odeur minérale. Le compartiment pouvait contenir une vingtaine de passagers, peut-être un peu plus en comptant le couloir.
Un poursuivant bondit sur le marchepied et leva son arme sur la plus grande des vitres. Un ordre claqua, très proche, proféré par une femme. Seke n’eut pas le temps de se demander d’où avait jailli cette voix féminine : la viule s’éleva à une vitesse telle que le coup de crosse du poursuivant se perdit dans le vide. Le ballon continua de monter jusqu’à ce que les toits s’amalgament en une mer ocre et rouille, puis elle se stabilisa et se dirigea vers le bas de la ville.
En nage, hors d’haleine, les pieds douloureux, Seke vit s’éloigner la masse claire du Vox. La construction monumentale dominait la cité étalée sur les flancs de la colline et, plus loin, un plateau parsemé des taches claires de villages et de hameaux. L’or du ciel se déversait à profusion sur la terre calcinée et se coulait dans les veines sinueuses des chemins et des sentiers.
« Notre monde est beau, n’est-ce pas ? »
Seke sursauta. Une silhouette venait d’apparaître entre deux rangées de sièges. Exténué par la violence de l’effort, il n’avait pas entendu le son de sa forme. Il fléchit sur les jambes et se tint prêt à combattre.
Il se détendit lorsqu’il reconnut Azel. La petite femme le fixait avec un large sourire démenti par les éclairs de panique qui continuaient d’embraser ses yeux sombres. Elle ne montrait aucun signe d’essoufflement ni de transpiration. Seul le désordre de sa chevelure et de sa robe indiquait qu’elle venait d’effectuer une course effrénée.
« C’est vous qui avez poussé ce cri ? Je ne pensais pas que vous m’aviez suivi...
— Il valait mieux pour vous. Si je ne lui avais pas indiqué une station, la viule n’aurait pas décollé, et les septions vous auraient capturé ou tué. Ne vous étonnez pas de ne pas m’avoir vue : j’étais dissimulée par mon écran leurre.
— Les septions ?
— Les forces de l’ordre du Conseil des Cinquante. Elles sont chargées de faire respecter la loi à Kaod, au besoin par la répression. Je ne comprends pas pourquoi on les a lancées sur vous. Vous n’avez pas commis d’autre délit que d’être apparu dans le chald.
— Et vous, vous n’aviez aucune raison de me suivre. »
Azel remit de l’ordre dans sa tenue.
« Vous êtes un griot. Un voyageur céleste. Je... j’estime qu’il est de mon devoir de vous réserver un bon accueil sur Ozane.
— Jusqu’à vous opposer aux autorités de votre monde ?
— Il s’agit sans doute d’un malentendu, d’une méprise. Les choses devraient bientôt s’arranger. »
Seke décela un hiatus entre ses paroles et le son de sa forme. Elle ne lui dévoilait pas les vraies raisons de sa décision. Mais elle était pour l’instant sa seule alliée sur un monde hostile, il n’avait pas d’autre choix que de lui faire confiance.
Ils survolaient une partie de la cité plus aérée que les quartiers proches du Vox. Les rues larges et droites se jetaient dans de vastes places ornées de fontaines, de buissons, d’arbres aux feuilles scintillantes et de massifs fleuris.
La viule n’utilisait aucun mode de propulsion apparent pour se déplacer. Un mouvement permanent de spirale s’échappait de l’orifice central de son enveloppe gonflée et générait de menues turbulences. Un courant d’air secouait de temps à autre la nacelle suspendue à des arceaux par des filins presque invisibles.
« Le quartier des Priors, précisa Azel.
— Où allons-nous ? demanda Seke.
— Au Lub. Je vous conduirai chez l’une de mes amies. Vous y serez en sécurité jusqu’à ce que nous ayons tiré cette affaire au clair.
— Pourquoi pas chez vous ?
— J’occupe l’un des appartements de fonction du Vox. Un endroit qu’il vaut mieux éviter pour l’instant.
— Et votre amie ? Vous ne lui demandez pas son avis ? »
Du plat de la main, Azel essaya de discipliner les mèches rebelles de ses cheveux.
« Je parle d’une amie véritable. Une amie d’enfance. Jamais elle ne me demanderait de justifier mes choix. De plus, elle a toujours défendu avec acharnement la thèse de l’existence des griots. Elle sera, je pense, ravie de vous rencontrer.
— Les... - comment les avez-vous appelés déjà ? - septions ne me retrouveront pas chez elle ?
— Leurs créatomes d’investigation ont beau être très performants, nous devrions pouvoir les aiguiller sur de fausses pistes. »
D’épais nuages de poussière s’épanouissaient dans le lointain, seules traces d’activités sur le plateau. Elles rappelèrent à Seke les sillages des caravanes parcourant les pistes du désert du Mitwan.
« Les migrations des akyous, précisa Azel comme si elle avait suivi le cours de ses pensées. De grands animaux dont personne n’a encore percé le mystère. Ils surgissent des fosses de la rive orientale de l’Ait, traversent le plateau au grand galop jusqu’à la faille occidentale dans laquelle ils se jettent.
— Un genre de suicide collectif ? »
Azel haussa les épaules.
« Personne ne sait au juste. Les chaînes moléculaires de surveillance sont aveuglées par la brume permanente et la chaleur du fond de la faille. »
Sans qu’aucun signal ne retentisse, la viule perdit de la hauteur et se posa entre deux façades élégantes, sur une aire de stationnement où attendait un groupe d’hommes. Leurs toges claires, bordées de liserés dorés ou argentés, resserrées à la taille et drapées sur l’épaule, ressemblaient à l’habit traditionnel du griot. Elles laissaient entrevoir une partie de leur torse aux proportions harmonieuses. Ils s’introduisirent dans le compartiment et s’assirent sur les sièges avec une élégance affectée. Azel s’inclina pour les saluer et, d’un coup de coude, invita Seke à l’imiter. Il s’exécuta sans cesser de les observer. Leur jeunesse n’était qu’apparente, tout comme celle d’Azel d’ailleurs. Leurs cheveux bouclés, leurs traits juvéniles, leurs visages lisses, leur peau soyeuse, leurs corps sveltes et leurs manières précieuses dissimulaient mal leur vieillesse, leur décrépitude. Les sons de leurs formes trahissaient une obstination tragique à porter le fardeau de leur vie. Plus le vide se creusait en eux, plus ils se consacraient à leurs enveloppes. Ils n’accordèrent aucune attention aux deux autres passagers. Visiblement soulagée, Azel se laissa tomber sur un siège et, d’un geste de la main, pria Seke de s’asseoir à ses côtés.
L’un des nouveaux arrivants prononça un nom. La viule exploita un courant aérien ascendant et se dirigea vers la partie haute de la ville.
Azel se pencha vers Seke.
« Des Priors. » Il dut se concentrer pour comprendre le chuchotement de son accompagnatrice. « Leurs créatomes sont prioritaires. La viule se déroute pour les emmener à l’endroit de leur choix. Elle nous déposera ensuite au Lub. Patience. Ne prononcez aucune parole, ne faites aucun geste qui attire leur curiosité. »
Intrigué par la différence entre l’âge apparent et l’âge véritable des habitants d’Ozane, Seke refoula les questions qui se pressaient dans sa gorge. Les créatomes avaient probablement un lien avec ce contraste, mais jusqu’où allaient leurs pouvoirs ? Il observa Azel du coin de l’œil. Les traits neutres, impassibles, de la petite femme ne lui fournirent aucune réponse. Il s’absorba dans la contemplation de la cité dont les vagues se brisaient sur les murs gigantesques du Vox. Il n’y avait pas un pouce de ciel qui ne fût enflammé par l’étoile Nor. Kaod semblait en permanence sous la menace d’un incendie céleste. Le feu était l’élément dominant de ce monde comme l’eau était l’élément dominant de Frater 2.
Seke fut à nouveau écartelé entre sa perception subjective du temps et la froide réalité des cycles. Il savait, pour en avoir fait la douloureuse expérience sur Jezomine, que les flots chaldriens avaient creusé entre Löte et lui un infranchissable gouffre de temps. Alors pourquoi caressait-il l’espoir de la rejoindre dans leur abri sommaire des hauteurs de l’Aswara ? Il ferma les yeux, renversa la nuque contre le dossier de son siège, demeura dans cette position jusqu’à ce qu’Azel lui pose la main sur l’avant-bras.
« Nous sommes arrivés. »
Au grand étonnement de Seke, la nacelle posée sur une aire de stationnement était vide. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas perçu les mouvements ascendants et descendants de la viule. Azel le fixait d’un air réprobateur.
« Évitez ce genre de manifestation à l’avenir », lâcha-t-elle entre ses lèvres serrées.
Il prit alors conscience qu’il pleurait.
« Pourquoi ? Il est interdit de...
— Les créatomes assimilent les larmes à un dérèglement physiologique. Si on vous voit pleurer, on pensera que vous êtes un damné. Ou pire : un nihil.
— Un nihil ? »
La porte coulissa sur son rail dans un crissement feutré. D’un mouvement de tête, Azel enjoignit à Seke de la suivre. Ils sortirent de la nacelle, dévalèrent le marchepied, traversèrent une place ombragée, s’engagèrent dans une allée bordée d’arbres aux feuilles jaune vif. La chaleur se faisait encore plus accablante au pied de la colline. Vu d’en bas, le Vox paraissait porter le ciel et étendre son ombre protectrice sur la ville. Ils longèrent un ruisseau paresseux, pratiquement à sec. De temps à autre, des filets d’eau jaillissaient de nulle part et criblaient de leurs fines gouttelettes les arbres, les buissons et les massifs fleuris. Moins aéré et prestigieux que le quartier des Priors, le Lub offrait une végétation fournie ainsi qu’une plus grande diversité de formes. Des silhouettes se tenaient immobiles et silencieuses dans les recoins ombragés, sur les pas de portes, sur les balcons, sur les terrasses. Parfois les murmures de leurs conversations se mêlaient au friselis des feuillages qu’une brise légère traversait.
« Un nihil est quelqu’un à qui l’on a retiré son créatome, reprit Azel à voix basse. Ou bien qui, de lui-même, refuse l’assistance du créatome. Dans un cas comme dans l’autre, un nihil n’a plus d’existence légale.
— On ne peut pas survivre sans créatome ?
— Si. Mais la vie devient difficile, insupportable. Un nihil ne peut pas rester dans les parages de Kaod, ou les septions le... »
Elle s’arrêta et leva sur Seke un regard pénétrant.
« Oui, bien sûr ! Les septions vous ont pris en chasse parce que vous n’êtes pas équipé de créatome et qu’ils vous prennent pour un nihil. Vous êtes en danger dans les rues de Kaod : les détecteurs mobiles peuvent à tout moment vous repérer. »
Les sourcils froncés, l’air soucieux, elle scruta avec attention le ciel flamboyant avant de se remettre en chemin.
Eleb, l’amie d’Azel, occupait le deuxième étage d’une modeste maison du Lub. Il fallait pour s’y rendre emprunter une venelle si étroite que les toits des maisons opposées se touchaient et s’enchevêtraient par endroits. Deux passants ne pouvaient y marcher de front, contrairement à l’escalier extérieur et tournant qui desservait les niveaux supérieurs de l’habitation.
Comme Azel, comme les autres passagers de la viule, Eleb se maintenait dans une jeunesse illusoire démentie par le son de sa forme. Ses traits, les proportions de son visage et de son corps atteignaient à la perfection, comme sculptés et polis par un invisible sculpteur. Ses cheveux châtain clair, relevés en chignon, soulignaient la finesse de son cou et de sa nuque. Les larges échancrures de sa robe dévoilaient une peau claire à la douceur et à la fermeté évidentes. D’elle pourtant émanait une tristesse déchirante. Elle évoquait un astre à la brillance inutile, incapable de dispenser chaleur et lumière.
Elle eut un petit frémissement de joie lorsque Azel lui affirma que Seke était un griot. Comme elles l’avaient toujours pensé, le Conseil des Cinquante s’était trompé en affirmant que les voyageurs célestes n’existaient que dans la conscience collective du peuple ozanan.
Eleb invita les visiteurs à prendre place sur des sièges circulaires aux contours à peine esquissés. Seke s’exécuta et se détendit après avoir éprouvé la solidité d’un matériau en grande partie invisible. Même s’il ne transpirait pas sous sa deuxième peau, il appréciait la fraîcheur du logement après leur marche éprouvante dans la température caniculaire des rues de Kaod.
Eleb dévisagea son hôte avec une attention soutenue avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
« Comment puis-je... Enfin, qu’est-ce qui prouve que vous êtes bien un griot ? »
Ce fut Azel qui répondit :
« Je l’ai entendu chanter !
— Toi ? Je croyais que les Minors n’étaient pas admis aux concerts donnés dans le Vox.
— Il ne s’agissait pas d’un concert : la salle était déserte. »
Eleb hocha la tête d’un air dubitatif.
« En cinq siècles, j’ai croisé pas mal d’hommes qui se prétendaient griots. De simples charlatans. Ou des agités qui n’ont trouvé que ce moyen pour tenter de rassembler les Minors et renverser les Priors. »
Les lèvres pincées, Azel marqua un temps de silence avant de rétorquer :
« J’étais persuadée que tu saurais faire la différence entre un vrai et un faux griot.
— Mais toi, toi qui n’assistes jamais aux concerts, peux-tu faire la différence entre le chant d’un humain ordinaire et celui d’un envoyé céleste ? »
Azel se releva et posa la main sur son sein gauche pour donner un tour solennel à sa déclaration.
« J’ai versé des larmes en l’entendant. Les premières depuis mon quinzième anniversaire. Son chant a trompé la vigilance de mon créatome. Il m’a emmenée bien au-delà du déséquilibre physiologique, il m’a permis de redécouvrir mes émotions. »
Ebranlée par la conviction de son interlocutrice, Eleb considéra Seke avec perplexité.
« Tu... vous paraissez si jeune, et on m’avait dit que les griots étaient des sages, murmura-t-elle.
— Vous n’êtes vous-même plus très jeune. Êtes-vous sage pour autant ? »
Elle demeura un moment figée avant d’esquisser un sourire imprégné d’amertume.
« Si la sagesse se définit par une vision éclairée et apaisée de l’existence, alors je suppose que je ne suis pas sage. Si la sagesse est un fruit mûri par le temps, alors je suppose que les cinq siècles passés n’y ont pas suffi et que les cinq siècles à venir n’y suffiront pas davantage. »
Des bruits de pas résonnèrent dans l’escalier extérieur et déclenchèrent le même réflexe chez les deux femmes : elles bondirent de leurs sièges et se pétrifièrent dans la posture d’animaux inquiets, les yeux écarquillés, les jambes fléchies, les bras écartés, la tête tournée vers la source du bruit. À l’écoute des sons des formes, Seke ne détectait aucune menace de l’autre côté du mur, aucune raison de se laisser déborder par la peur. Le silence retomba peu à peu sur la maison, au grand soulagement d’Eleb et d’Azel qui revinrent s’asseoir avec une expression de fillettes penaudes.
« Je m’aperçois que je manque à tous mes devoirs. Peut-être avez-vous faim ? »
Bien que principalement destinée à dissiper son trouble, la proposition d’Eleb tombait à pic. Elle n’effectua toutefois aucun mouvement en direction d’une hypothétique cuisine, elle se contenta de prononcer une série de mots à voix basse. Quelques secondes plus tard, des formes claires surgies de nulle part jonchaient la table basse.
« Mon créatome domestique a probablement analysé vos besoins énergétiques. Je ne sais pas en revanche s’il a tenu compte de vos goûts. Mangez, je vous en prie. »
Seke ne trouva aucune saveur particulière à ces cubes à la consistance pâteuse. Après qu’il eut avalé les quatre, la sensation de faim s’estompa et céda la place à un bien-être régénérateur qui chassa ses derniers vestiges de fatigue et de douleur. Il eut également l’impression d’être délesté d’une partie de sa tristesse. Les créatomes avaient décidément d’étranges pouvoirs.
Deux autres cubes se matérialisèrent sur la table, l’un de couleur jaune, qu’Eleb tendit à Azel, l’autre de couleur brune, qu’elle mangea elle-même.
« D’où vient cette nourriture ? demanda Seke, sidéré par l’aspect miraculeux de ces apparitions.
— De l’infiniment petit, répondit Eleb. Il n’y a donc pas de créatomes là d’où vous venez ?
— Je n’en ai jamais vu ni entendu parler sur les mondes que j’ai visités. »
Eleb reposa son cube à demi grignoté sur la table et, les yeux brillants, se tourna vers Seke.
« Vous avez visité plusieurs mondes, vraiment ? Tous habités par des peuples humains ? »
Le griot acquiesça d’un battement de cils.
« Ont-ils connu le même développement que nous ? Parlent-ils la même langue que nous ? »
Seke fit une brève description des civilisations de Jezomine, de Logon, d’Agellon, d’Ez Kkez et d’Onœ, mais il n’eut pas le courage de leur parler de Frater 2. Les deux femmes l’interrompaient de temps à autre pour lui demander des détails sur l’habillement, l’habitat, le climat, les caractéristiques physiques, l’organisation sociale, les mutations... Elles furent enchantées de savoir que l’univers abritait d’autres souches humaines, que les mythes de la Dispersion reposaient sur des fondements réels ; horrifiées d’apprendre que certaines populations avaient régressé de manière brutale ou s’étaient totalement éteintes. Cependant, leur curiosité se concentra sur le Cercle des griots, sur les transferts interplanétaires et les décalages temporels. Elles pensaient, comme tous les humains prisonniers de la gravité, que le voyage à travers les immensités spatiales était un privilège, un présent des dieux. Seke tenta de les convaincre que la Chaldria prenait autant, et même davantage, qu’elle ne donnait, que les quelques secondes d’euphorie sur les flots chaldriens se payaient, au réveil, d’une douleur de plusieurs jours, que le voyageur perdait sa densité et souffrait d’une solitude de plus en plus oppressante, mais, elles, les captives de leur monde, les damnées de la matière, elles refusaient d’entendre ses plaintes, fascinées par la dimension cosmique de ses périples. Même si elles ne le disaient pas, elles l’assimilaient aux demi-dieux et aux héros des mythes de la Dispersion, elles refusaient de reconnaître sa nature humaine. L’incompréhension entre les griots et les humains dispersés trouvait peut-être là une partie de son explication : les hommes attendaient des dieux, des entités en tout cas dignes d’adoration, ils ne rencontraient que des êtres de chair et de sang en proie à la souffrance, au doute. Les hommes croyaient qu’il leur suffirait d’entendre la voix des griots pour surmonter leurs difficultés. Après le départ des visiteurs, ils se rendaient compte qu’aucune intervention céleste n’avait le pouvoir de résoudre leurs problèmes ni d’effacer leurs peurs.
« Finalement, les flots chaldriens n’ont rien de plus extraordinaire que vos créatomes. »
Les moues réprobatrices de ses interlocutrices lui signifièrent qu’il avait proféré une énormité.
« Les créatomes ? s’exclama Azel. Ce ne sont que des nano-tecs, des auxiliaires de l’infiniment petit. Ils se contentent de modifier ou de combiner quelques chaînes de molécules.
— Ils viennent de la nef, mais ils seraient bien incapables de transporter des corps d’un bout à l’autre de la Galaxie ! renchérit Eleb.
— Ils viennent de la nef ? s’étonna Seke.
— Les Priors l’affirment en tout cas. On les surnomme les fils de la matrice originelle.
— Vous les portez... à l’intérieur de vous ? »
Eleb écarta un pan de sa robe et dévoila un sein au galbe et au maintien parfaits.
« On nous installe notre créatome personnel dès que nous avons achevé notre croissance. À l’âge de quinze ans pour les femmes, de vingt pour les hommes. Dans la poitrine pour les femmes. Dans les gonades pour les hommes.
— Si je comprends bien, il s’agit d’une sorte de parasite. »
Les deux femmes se consultèrent du regard.
« Les Cinquante parlent plutôt d’un fragment de la matrice originelle, répondit Azel.
— Sous quelle forme se présente cette matrice originelle ? »
Eleb écarta les bras.
« Nous ne sommes que des Minors, nous n’avons pas accès aux secrets des Priors. »
Il désigna le sein d’Eleb.
« Vous le sentez bouger en vous ?
— Non, mais on peut percevoir son chuchotement lorsqu’on l’écoute avec attention. Et puis nous le voyons à l’œuvre à chaque instant de notre existence. Il corrige en permanence les déséquilibres organiques, il neutralise les maladies, il combat les effets du vieillissement, il anticipe nos besoins.
— Et les autres, ceux que vous appelez les créatomes domestiques ?
— Ce sont des combinaisons moléculaires invisibles qui nous entourent et sont en relation constante avec les créatomes personnels. Elles nous servent également d’intermédiaires avec l’environnement.
— Les Cinquante prétendent que les fils de la matrice originelle ont adopté la même hiérarchie que la nôtre, précisa Azel. Il ne s’agit pas d’une simple vue de l’esprit : comme vous avez pu le constater dans la viule, les créatomes auxiliaires se mettent d’abord au service des Priors. »
Le coup d’œil que s’échangèrent les deux femmes indiqua que cette situation ne leur convenait pas.
« Dans les rues de toutes les villes des mondes habités, des enfants crient et jouent, reprit Seke. Pourquoi n’en voit-on pas à Kaod ? »
La moue d’Eleb révéla furtivement la vieille femme sous sa peau de jeune fille.
« Les Cinquante ont estimé que la population avait atteint son point d’équilibre. La procréation n’est plus autorisée. Ni par les voies naturelles ni par les créatomes.
— Vous ne remplacez donc pas les nihils ? »
Eleb marqua sa surprise d’un haussement de sourcils, puis elle devina que l’information venait d’Azel et répondit, d’une voix morne :
« Les Cinquante attendent probablement que la population recensée soit redescendue à un seuil critique.
— Si je comprends bien, il n’y a plus de naissance ni de mort sur votre monde ? »
Eleb avala une bouchée de son cube avant de répondre :
« Chez les nihils, peut-être. Mais je ne suis jamais allée... »
Un fracas soudain l’interrompit. La porte de son logement claqua violemment contre le mur, une lumière vive s’engouffra dans l’entrée.